quand un film te ramène à ton histoire
Je suis allée voir au nom de la terre.
Magnifique film, bouleversant. Dur, terrible, à l'image de la vie.
Et d'être dans cette salle m'a donnée envie de partager un peu plus de moi, de ce que je suis.
Juste l'envie de témoigner.
Je m'en estime légitime et en avoir l'âge, si toutefois il était nécessaire d'avoir un âge.
Cela fait un moment que j'ai envie de faire un livre, un putain de bouquin sur l'agriculture, la ferme. La vie. Ma vie en fait ?
Cela fait 10 ans pas loin que j'ai proposé à une belle maison d'édition d'écrire un carnet de ferme, pour raconter celle qui était la mienne alors : celle d'une paysanne-boulangère qui fait du pain et qui fait la maraîchère.
Projet avorté après 18 mois de boulot. Projet de livre – trop ambitieux, trop […] -.
Cela fait 2 ans pas loin que j'ai proposé de faire un livre sur les femmes paysannes. Titre trouvé : paysâmes - Mot repris à Nougaro.
L'éditrice rencontrée - la responsable édition – m'a dit : « je soutiendrai votre projet ». Tu m'étonnes. Il est bon. Il est dans l'air du temps. Il permet à plein de gens de s'en mettre dans les poches sur le dos des paysans. Hihironie.
J'ai pas donné trop suite. Enfin, si : je lui envoyé un dossier de 16 ou 18 pages qui précisait le projet, avec quelques écrits couchés sur le papier pendant ma vie au fournil. Dans le dossier, un bilan prévi de mes dépenses.
C'est qu'elle en demandait beaucoup et ne proposait rien.
Elle reviendrait vers moi.
Elle n'est jamais revenue.
Merde. J'ai encore été trop fort.
Mais merde, ras le bol de plier, de se faire tondre la laine sur le dos, pour être dans la métaphore paysanne. - je vais en user, je pense, vous voilà prévenu-e -.
Auteure - ou en tant que fille qui fait des livres - comme paysanne, je revendique de vivre de mon activité.
Alors, hier – à la projection de film de Edouard Bergeon -, tout ça m'est revenu à la figure.
Mon envie de dire le métier de paysan. De faire appel à des témoins pour raconter son évolution.
Témoigner ? Et finalement, ma vie, mes 42 ans de vie, j'en ai vu des choses et des évolutions.
Alors, racontons. Disons, expliquons.
Sans jugement, sans complaisance. Avec humour je l'espère en tout cas distance. Sans pathos mais disons-les, ces putains de choses. Celles qu'on cache, qu'on tait.
Moi ? Une fille des landes et de la mer. Une fille poussée entre bois et ferme. Entre solitude des arbres et des êtres et la frénésie d'une vie de clan à la ferme. Oui, un clan : c'est ce qu'était ma famille – un véritable clan, avec son patriarche, sa figure, ses figures.
Une fille élevée par deux femmes. Ma grand-mère – mémé, j'savais même pas qu'elle avait un prénom – et ma mère. Je l'appellerai longtemps comme ça. Ma mère. La mère.
5 février 1977.
« oh, la fenêtre a cassé ce soir-là. J'ai dit à ton père : c'est pour ce soir ». Ma mère m'a racontée ça 1000 milliards de fois et j'adorais ça. Pourquoi. J'sais pas.
Je suis née le 6. « aux forceps ». J'aimais pas qu'elle me raconte ça ma mère mais elle pouvait pas s'empêcher. Un accouchement, c'est dur. C'est saignant. Elle a failli y passer. Ou c'était pour ma sœur, ou pour mon frère. Ah non, lui, c'est qu'il voulait pas sortir.
[…]
Bref. Ca fait pas mal de choses à raconter de là, ma naissance à là, hier.
Hier et à ce film de terriens qui a bouleversé plus d'un. Offusquer, surpris.
La violence. Contre soi. Contre l'autre.
J'ai fini par intervenir. Juste pour témoigner.
Avec mon vocabulaire de terrienne. Simple, je l'ai espéré. Concis. Pas la peine de faire des ronds de jambe et des nœuds dans les cerveaux. Dire la vie quoi.
Je voulais témoigner. J'ai eu quelques mots glissés en fin de séance, des sourires, quelques claquements de mains,
Et des encouragements à raconter ça. « On ne sait pas ». J'ai eu un « courage », je crois. S'ils savaient.
Alors, voilà. Ce texte, ça va être un peu ce que j'ai dit hier – allongé pour bien (ou mal au sens « superflu ») préciser la pensée et donner quelques éléments de contexte.
Rien n'est simple.
J'ai grandi dans une ferme. Pour situer, une des plus grandes de Bretagne. Sans doute que quelques uns de la salle d'hier – il y avait pas mal de connaissances engagés en faveur de la bio présents - avaient manifesté contre son agrandissement. Plus que sans doute, j'en étais d'ailleurs sûre. Ca a fait rigolo à quelques uns de découvrir que la fille « écolo » que j'étais - pour faire très court - était la nièce d'une figure de la filière productiviste bretonne, leader de sa filière.
Oui, dans les années 96-98, les années Voynet, quelques uns avaient manifesté contre l'agrandissement de cette ferme déjà conséquente. Plus de 900 truies naisseurs-engraisseurs. Ca vous dit rien ? Si on compte 20 porcelets sevrés par truie par an, ça fait quelque 18 000 porcs produits par an qui sortaient des bâtiments – et même sans doute plus : ils étaient super bons techniquement les tontons.
La réussite ne tient pas non plus qu'à la chance.
Bref. Ils avaient bien bossé les tontons, bien profité, bien grossi.
Même la ministre s'est mêlée de l'histoire donc. C'est dire. Paraît que mémé a fait son AVC suite aux manif' d'ailleurs. J'ai pas trop su.
400 ha à la veille de l'an 2000 mais on n'y est pas encore. Quelques millions – des francs ou des euros, j'sais plus, mais ça faisait pas mal de 0 – pour faire une fosse qui ferait une exploitation énorme et aux normes. Mais on n'y est pas encore.
Moi ? j'ai grandis là-dedans, au village, à l'élevage.
A courir entre les salles, la maternité (on disait « mater »), le local, la pharmacie, les silos, les cellules.
Y'avait plein de locaux : c'est grand une ferme. Surtout la leur, je le mesurerai plus tard.
Gamine ?
Je me rappelle de la paille dans les bâtiments. Dans la mater – dans le couloir où tonton me faisait rouler -, dans les hangars où engraissaient les cochons.
Gamine, j'ai coupé les queues et meulé les dents, ai-je dit hier. Non. J'ai vu couper les queues et couper les dents par tonton Y. C'était son atelier, la maternité. Il coupait la queue, et puis il coupait les dents avec une grosse pince. Puis il tenait le porcelet à la verticale, entre ses grosses mains déjà marquées de travail, et trempait le p'tit bout qui lui restait dans le pot de bétadine. « Ah, c'ui là, il a déjà perdu son cordon ». La plupart non. Ils étaient nés dans les dernières 24 heures.
Je tenais le pot de bétadine, j'essayais de pas renverser, c'était dégueulasse mais tonton se faisait un malin plaisir de balader le cochonnet – non, ça se dit pas, le porcelet – dans les airs.
Après, il faisait pareil au cordon ombilical – je savais pas le dire - qui était pas encore tombé.
Et puis il faisait une injection. De quoi ? Je sais pas mais on avait interdiction de toucher aux médicaments de la pharmacie. De toute façon, ça me foutait la trouille, ces croix et ces têtes de morts sur les bouteilles. Mais c'était pas là que ça m'impressionnait le plus. C'était les gros bidons qu'on versait dans le pulvé.
Bref. Désinfection et puis, après, mon cousin – car oui, on était le parfait binôme - marquait le cochon. Un gros coup de marqueur rouge ou bleu sur le dos. C'est sûr, c'est plus facile de repérer les oubliés ou les récalcitrants.
Ah, marquer les cochons, ça c'était drôle : courir après les cochons pour les marquer, les attraper. Que de rires. Courir dans la paille. Se planter. Se coucher et se rater, se relever penaud ou hilare, plein de merde – quel autre mot utiliser – sur le bleu.
Les années passent. L'élevage évolue.
Je me souviens de la paille qui laisse la place aux caillebotis. On passe à la concentration.
Comme dans le film, ces gros boîtiers de commande à l'entrée de chaque salle. 27, 28 °. Faut surveiller, faut ventiler. Je me rappelle aussi leur angoisse, palpable, quand ça déconne. Je me rappelle des corps de cochons morts, des fois des suites d'une panne. Ha quelle horreur que ces bacs à équarrissage – dans lesquels on jetait un coup d'oeil rapide, histoire de nous faire peur et de surmonter notre dégoût. Je me rappelle ces animaux, petits – quand le chien les avait pas bouffé direct -, des gros, des mères mortes d'avoir pas su donner la vie, je me rappelle ces corps grouillants de vers – c'est d'ailleurs pour ça que je veux être incinérée, mais je m'égare.
Les bâtiments poussent, changent. Moi aussi. Je pousse, « ça pousse ». Narguer, les tontons aiment. Pas moi. Pas alors.
Je grandis et je garde encore le goût de faire des blagues. Des blagues aux cochons.
Ben oui, chacun sa vie, chacun ses amusements. Pour qui sait pas, le cochon c'est trouillard et ça gueule quand il a peur.
Alors, forcément, rien de plus jubilatoire - avec le cousin - que de venir à pas de loups dans les bâtiments et de se mettre à beugler d'un coup, d'un seul, dans un échange de clins d'oeil. Ahaha. Tous ces animaux qui se redressent d'un coup. Et qui gueulent. Et les oncles qui gueulent et qui rigolent. Des gosses quoi.
Je grandis et je déteste ces bâtiments, le post-sevrage et l'engraissement. Encore plus l'engraissement.
Fini l'odeur de la paille, les murs de paille où tu sautes où tu t'enfonces.
L'ambiance a tellement changé. Ca suffoque, ça pue, ça méthane, tu t'étonnes.
Je pousse et je comprends.
Je comprends que si la queue des cochons est coupée, c'est pour éviter qu'ils se la bouffent entre eux. Pour éviter le cannibalisme. « Et le ballon ? ». Il sert à quoi je demande à tonton. Pas de réponse. Je regarde les animaux sur les caillebotis – ils sont partout maintenant.
Il dit rien mais je comprends. Pareil. Une diversion pour éviter qu'ils s’entre-tuent. C'est efficace un cochon. C'est vorace.
Dans les policiers – les livres - un peu glauques, le cochon sert à faire disparaître un corps encombrant.
Johanne
septembre 2019
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